La cloche des Hauts de la Colline
J’ai toujours été entouré de cloches… Je ne songe pas ici aux paroissiens que j’ai eu le bonheur d’accompagner ! Je parle de vraies cloches. Celles qui sonnent aux clochers des Eglises.
Cloches toujours…
Je pense à celles de Saint-Jean du Gard. Du haut de leur campanile adossé au presbytère de l’Eglise libre, combien de siestes estivales m’ont-elles massacré ? Je pense aussi aux années cannoises… L’appel retentissant de la messe de onze heures dévalait chaque dimanche la colline suquétane pour s’inviter au culte protestant, comme un signe d’œcuménisme. Je songe enfin, avec beaucoup d’émotion, à celle de la communauté des sœurs de Pomeyrol, rythmant la vie de prière des retraitants.
Partant pour Beyrouth-ouest, en plein quartier musulman, je me préparais au chant des muezzins (qui, dit en passant, ont tous été remplacés par des CD !), pas à celui des cloches.
La cloche des Hauts de la Colline
Quelle ne fut pas ma surprise ! Le clocher du temple protestant des Hauts de la Colline était doté d’une magnifique cloche. Un peu comme un gosse à qui l’on aurait donné la permission, le premier dimanche, j’actionnai le balancier, curieux d’entendre le son et de mesurer l’effet. Si le rassemblement des fidèles ne fut pas ce que j’espérais, le son me plut beaucoup. Voilà cinquante-huit années que cette cloche appelait les fidèles au culte, manifestant la présence protestante française dans le quartier de Koraïtem. Les circonstances allaient me permettre de mieux faire connaissance avec elle…
Au début du mois d’avril 2014, quand commencèrent les travaux de démolition du temple, je reçus mission de sauver la cloche. Descendu de son beffroi, accroché à son joug, l’objet à terre présentait un mystérieux tableau tout écrit en allemand. Gravé dans le métal oxydé, un texte en lettres gothiques courait tout autour de la cloche.
Une énigme en lettres gothiques
Un premier niveau de texte renseignait sur le destinataire, la date de fabrication et la provenance ; plus bas, un pavé de texte à l’allure de message attirait l’attention. Ignorant tout de la langue de Goethe, je confiai la traduction à des amies cannoises.
La partie identitaire portait les renseignements suivants :
Deutsche Evangelische Gemeinde Beirut 1939
Eglise protestante allemande de Beyrouth 1939
Gegossen von Gebr Rincker In Sinn
Coulée par les frères Rincker à Sinn
La seconde partie, très poétique, invitait à la joie et l’espérance :
Ich löse Lust und Leid
Ich ruf zur Ewigkeit “
“Je chante la paix et la joie,
Je délie la volupté et la souffrance,
J’appelle à l’éternité »
De l’entreprise Rinckel et frères, je n’ai obtenu d’autre information que celle-ci : une cloche de leur fabrication, identique à la nôtre, sonne aujourd’hui encore au clocher de l’Eglise luthérienne d’Annerod (petit village allemand à 70 km au nord de Francfort).
Il ne me restait plus qu’à percer la mystérieuse énigme de la cloche allemande du temple des Hauts de la Colline.
Un objet d’origine allemande dans une Eglise Française au Levant… Je songeai tout de suite au traité de Versailles ratifié en 1919, à l’origine de l’arrivée des protestants français au Levant (voir aussi notre article Histoire de l’Eglise protestante française de Beyrouth) L’article 438 dudit traité précise en effet les conditions selon lesquelles les biens appartenant à des missions religieuses chrétiennes allemandes seront dévolus à des missions religieuses des états alliés de mêmes croyances. La France obtenant le Levant (Syrie-Liban), les protestants français héritèrent par voie de conséquence du dispensaire, des diaconesses allemandes, de la petite école de jeunes filles et de l’église luthérienne de Beyrouth ; l’ensemble situé à Raz Beyrouth (quartier Clémenceau où se trouve l’actuelle Ecole Supérieure des Affaires).
Fausse piste ! Notre cloche ayant été coulée en 1939, elle ne pouvait être celle des origines, le premier culte franco-germanique ayant été célébré à Beyrouth en 1856 !
C’est le professeur Jean-Paul Eyrard, bien assisté de Georges Krebs, qui apportera l’explication déjà contenue (comme une aiguille dans une botte de foin), à la note 1224 de leur excellent et monumental ouvrage, “Le protestantisme français et le Levant, de 1856 à nos jours” ( p. 272).
Au paragraphe intitulé : « Retrouvailles franco-allemandes », le professeur rappelle le contexte des relations difficiles entre les deux communautés beyrouthines à l’issue de la première guerre mondiale. Les protestants allemands, dépossédés de leur Eglise et de leurs œuvres diaconales, ne tardèrent pas à se réinstaller à Raz-Beyrouth dans le quartier de Manara (les Allemands ne lâchent jamais !). Dans cet entre-deux guerres, les relations entre protestants français et allemands furent quasi inexistantes.
Victoire de la fraternité !
Il faudra attendre l’issue de la seconde guerre mondiale pour voir se dessiner une amorce de changement – même si, selon Jean-Paul Eyrard, la victoire de 1945 inspira à certains protestants français l’idée d’une nouvelle réquisition du patrimoine allemand à peine reconstitué (cf. p.272) !
Mais les circonstances en décidèrent autrement. Les deux Eglises sans pasteur, s’engagèrent ensemble dans la recherche d’un ministre bilingue qui aurait pour mission la desserte des deux paroisses. On n’en trouva point mais les Eglises avaient engagé un rapprochement fraternel historique.
Toujours selon J-P Eyrard, le 2 décembre 1956, les pasteurs Jean-Michel Hornus et Gustav Adolf Kriener concélébrèrent le centenaire du premier culte franco-allemand de Beyrouth.
C’est ici que nous retrouvons notre cloche ! La note 1224 de l’historien précise que la concélébration du culte du centenaire « fut marquée en particulier par un échange de cloches. La cloche qui ornait le beffroi du bâtiment des diaconesses allemandes, (devenu Eglise protestante française en 1925), fut remise à l’Eglise allemande, qui fit don en retour de la cloche, plus récente, qu’elle utilisait.» (p.272)
Il y eut donc échange de cloches. CQFD ! Il reste à savoir s’il existe un lien entre l’Eglise luthérienne allemande de Beyrouth et celle d’Annerod…
Une foi à déplacer les collines
Cette histoire de cloches franco-allemandes est une véritable parabole de la foi déplaçant les collines. Dans les années d’après-guerre, il n’était pas évident de dépasser les clivages nationalistes, les revendications des uns sur les autres, les blessures et autres pensées revanchardes. Mais au-delà des rancœurs identitaires et des querelles de clochers, cette histoire de cloches nous apprend qu’il existait au Levant des chrétiens authentiques, capables de poser un signe fort de pardon et de fraternité.
La cloche des Hauts de la Colline chante donc en allemand comme sa sœur aînée du temple luthérien de Manara. Un kilomètre à vol d’oiseau les sépare. Mais comme de toute manière, au Royaume des cieux, nous chanterons tous du Bach, ça tombe bien !
Depuis le mois d’avril dernier, la cloche des frères Rincker s’est tue. Elle est au repos forcé, à l’abri d’un bienveillant hangar du Collège Protestant. Mais ce repos n’est qu’une étape. Nous la hisserons bientôt au beffroi du nouveau temple des Hauts de la Colline. Inshallah !
Pierre Lacoste