“La foi, pratique raisonnable ou folie ?”

Décrochage dans notre cycle sur les béatitudes, en raison de la célébration œcuménique vécue joyeusement en l’Eglise catholique de Jounié ce dimanche. A l’occasion de cette célébration de l’Unité chrétienne, le père Jean-Louis Lingot (aussi précieux que fraternel !) m’invitait à prononcer l’homélie. Une Eglise pleine à ras bord où se trouvait également plus de cinquante de mes paroissiens venus en bus de Beyrouth pour vivre cette journée ! 

Matthieu 5.17-47 (extraits – TOB)

17 « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir. 18 Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un « i », pas un point sur l’ « i » ne passera de la loi, que tout ne soit arrivé. […]

21 « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal. 22 Et moi, je vous le dis : quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal ; celui qui dira à son frère : “Imbécile” sera justiciable du Sanhédrin ; celui qui dira : “Fou” sera passible de la géhenne de feu. […]

27 « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. 28 Et moi, je vous dis : quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle.

29 « Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. 30 Et si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la et jette-la loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne s’en aille pas dans la géhenne. […]

38 « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. 39 Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. 40 A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. 41 Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. 42 A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos.

43« Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44 Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, 45 afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. 46 Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Les collecteurs d’impôts eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? 47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant ? 48 Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

Nous n’irons pas tous au paradis !

Combien d’entre nous à l’écoute de ces paroles du Christ baissent la tête et regardent leurs chaussures ? Qui sait parmi nous « tendre l’autre joue, aimer ses ennemis, prier pour ses persécuteurs » ? Et quand bien même cela serait à la portée des meilleurs d’entre-nous, lequel voudrait maintenant venir ici pour témoigner qu’il est « parfait comme Dieu le Père est parfait » ? (v.47)

Si nous recevons le Sermon sur la Montagne de Jésus comme la charte éthique, comme le code moral de l’Eglise et de chaque chrétien, nous sommes tous disqualifiés ! L’enseignement de Jésus est hors de portée. Il suffirait de se laisser emporter par sa colère, de traiter d’imbécile ou de fou son frère pour se retrouver dans le feu de la Géhenne ! A ce compte-là, il n’y aura pas grand monde au paradis. En tout cas, moi je n’y serai pas !

Le “tic-tac” d’une nouvelle mécanique

A moins que le sermon de Jésus ne cherche à nous dire autre chose… Au lieu d’y chercher une nouvelle loi à pratiquer, peut-être s’y trouve-t-il les clés d’une nouvelle compréhension de nous-mêmes, du monde et de l’Eglise ?

A l’écoute de la lecture de l’évangile, vous avez bien relevé ce mouvement de balancier entre le « vous avez entendu » et le « et moi je vous dis » ; ce mouvement nous fait passer d’une logique à une autre ; Jésus nous fait sortir de la logique bien tracée de la Loi de Moïse, pour nous faire entrer dans une logique inconnue, que nous pouvons appeler la logique de l’excès, la logique du « too much ! »

Loi accessible, loi excessive

Prenons l’exemple du meurtre : « Vous avez entendu qu’il a été dit : « Tu ne commettras pas de meurtre » (c’est le 6e commandement), et moi je vous dis : celui qui traite de fou son frère est passible de la géhenne de feu ».

Jésus nous dit ici que l’on peut blesser à mort son prochain avec des mots, mais plus encore, il nous fait passer d’une loi qui est à notre portée (il est assez facile de ne pas tuer son prochain, même si l’envie quelquefois nous en prend !), d’une loi accessible donc, à une loi excessive et impossible à suivre. Pour Jésus nous sommes tous des meurtriers, au regard de cette nouvelle vision du monde qu’il prêche ! Mais le but n’est pas de nous accuser, seulement de nous ébranler pour nous emmener ailleurs.

Assimilation ou Communion ?

La loi de Moïse, par ses 10 commandements, pose les conditions d’une éthique du vivre ensemble raisonnable et équilibrée ; la parole de Jésus, elle, déséquilibre des rapports traditionnels. L’autre n’est pas seulement mon semblable, mon prochain, il n’est pas seulement celui que je dois traiter comme je voudrais qu’il me traite (la loi d’or) ; il est aussi un autre, différent, inaccessible, mystérieux, unique, dissemblable et aimé de Dieu dans sa particularité. Nous devons passer d’une logique d’assimilation à une logique de communion. Aujourd’hui nous célébrons l’unité chrétienne dans la dissemblance, rendant hommage à cette éthique du dépassement prêchée dans le sermon sur la montagne.

La loi comme garde-fou et non comme fin

Bien sûr, on ne peut pas abandonner la loi de Moïse. Nous en avons besoin tant que le Royaume de Dieu n’a pas achevé son œuvre spirituelle en nous. Dépassement ne signifie pas annihilation. La morale est nécessaire, utile ; elle régule la société et permet le vivre ensemble, mais elle n’est pas notre ultime vocation. Le but de la vie chrétienne est indiqué par cette parole de Jésus « mais moi je vous dis » ; Nous ne sommes pas appelés à devenir d’honnêtes gens, de gentils chrétiens, mais à vivre en Christ dans l’excès, dans la surabondance d’une grâce reçue qui veut faire de nous de nouvelles créatures !

Rien d’autre à faire que se laisser faire

Sœurs et frères, nous regardions nos chaussures il y a quelques instants. Je vous invite maintenant à relever la tête : la parole du Christ est une bonne nouvelle ! Elle nous ouvre à une aventure humaine et spirituelle incomparable où le champ des possibles et des rencontres est illimité, comme celle que nous vivons ce matin. Il n’y a rien de spécial à faire. Il est là le secret du sermon : nous laisser faire par la parole de Jésus.

Cette parole nous permet de découvrir en nous la gratuité et l’abondance d’un amour désintéressé, un amour qui se donne à l’autre sans qu’il soit nécessaire qu’il me ressemble et sans attendre qu’il me revienne. L’autre n’est pas un “investissement”, en Christ il est un être libre et insaisissable.

La belle assemblée que nous formons ce matin, dans sa diversité même, la prière que nous adressons d’une seule voix au Seigneur est le fruit de ce déplacement, physique, intérieur, personnel et communautaire que Dieu désire pour son Eglise.

Nous sommes un signe du Royaume des cieux, un peuple en marche prêt à vivre l’aventure évangélique qui s’offre à nous et qui, un jour, illuminera tous les cœurs. Amen !

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