L’expérience de l’impossible (Méditation de Mat 19.16-30)
Deux entretiens pour le même prix ! Le premier avec un jeune homme riche (16-22), le second avec les disciples « pauvres pêcheurs » (23-30), sur la question du rapport à ce que l’on possède. On a l’impression à la première lecture que le premier entretien est l’antitype du second. Que le riche a tout faux et les disciples ont tout compris. Mais en s’approchant d’un peu plus près, la lecture s’avère plus fine.
En fin d’entretien, l’homme riche n’est pas condamné par Jésus mais situé dans sa difficulté (v.23) ; les disciples, pourtant élevés en gloire et intronisés au rang de juges d’Israël (v.28), entendent en fin d’entretien que beaucoup des premiers seront derniers… Eux, les premiers à avoir suivi le Christ (v.27), auraient-ils encore des choses essentielles à saisir pour être sauvés (v.25) ?
Le manque à gagner
L’entretien avec l’homme riche fait apparaître une vérité simple. Dans une vie bien (trop) remplie, où pratique religieuse rivalise d’importance et d’excellence avec l’aisance personnelle, sociale et matérielle, il n’y a plus de place pour le renouvellement (la pali-genesia v.28 ; TOB), plus d’espace pour une nouvelle naissance (même mot traduit littéralement par la NBS), seul passe indispensable pour avoir la vie éternelle (v.16).
Il y a donc une mise en concurrence des avoirs. Le trésor de Dieu (v.21) et l’avoir des hommes. La vie éternelle et la vie « riche » de tout ce qu’on y entasse, auquel on s’attache et qui finit par remplacer Dieu.
Le trop perçu dans la vie du jeune homme n’empêche cependant pas la prise de conscience : il y a un manque à gagner. Toute vie fondée sur l’autosuffisance et la capitalisation révèle tôt ou tard un vide béant, un manque existentiel insupportable (et notre société occidentale en fait aujourd’hui la cruelle expérience) : « Qu’ai-je fait de ma vie ? Sur quoi l’ai-je fondée ? Sur quoi peut-elle déboucher ? » Il existe ainsi deux catégories d’hommes : ceux qui sont assez intelligents pour reconnaître le manque et ceux qui, ayant fait le plein de certitudes, s’y enferment. Notre riche, sans doute parce qu’il est jeune, est encore capable d’interroger ses fondements. Et même s’il n’est pas encore prêt à lâcher son avoir pour saisir l’essentiel de Dieu, cet entretien l’aura conduit à regarder en face sa difficulté (v.23) – ce qui n’est pas le moindre des atouts pour espérer un jour un changement salutaire.
Un éclair de lucidité
Les disciples dans les évangiles synoptiques sont rarement loués pour leur clairvoyance. Ici, juste avant la prise de parole de Pierre (beaucoup moins inspirée nous allons le voir), les disciples ont une réaction d’une belle lucidité. Dans une spontanéité déconfite, ils découvrent un axe majeur de la révélation du salut : « (à ce compte-là) qui peut être sauvé ? » demandent-ils.
C’est le premier pas vers la vie éternelle : constater l’impossibilité ; confesser son inaptitude à faire la route vers la vie de Dieu par ses propres moyens ; se découvrir perdu en somme.
Et Pierre qui roule encore…
Au lieu d’aller plus loin sur ce chemin de vérité, Pierre revient sur le terrain comptable… « Nous avons (tout laissé pour te suivre)» (v.27). Encore ce maudit verbe avoir ! Les riches ne sont pas uniquement ceux qui possèdent de gros comptes en banque. Ce sont ceux qui comptent. Peu importe ce qu’ils comptent (les heures de service, le don à la collecte et peut-être certains renoncements ? D’autant qu’on est en droit de se demander à quoi Pierre a renoncé pour suivre Jésus… Une barque de pêcheur dont on connaît par ailleurs les performances ? A quoi a-t-il renoncé au juste ? Et s’il fallait être comptable jusqu’au bout, qu’aurait-il fait à la place du jeune homme riche, Pierre ?
L’expérience de l’impossible
Il est étroit le chemin qui conduit à l’aveu d’impuissance : « Qui peut être sauvé ? ». Nos comportements traduisent souvent un autre message. Nous agissons dans nos vies, dans celles des autres, dans l’Eglise et à l’égard de Dieu comme si nous étions les riches propriétaires de tout et de chacun. Nous sommes comme Pierre, sûrs que la vie éternelle est un dû, une contre-partie.
Jésus appelle ici chacun à faire l’expérience de l’impossible. Avant de siéger dans la gloire, il faudra passer par l’aveu de l’échec, présenter des mains vides, un cœur gros et mourir enfin à ce stupide orgueil qui nous perd.
C’est au cœur de ces instants de vérité que se tient le Seigneur. Dans cette seconde de silence qui précède notre décision. Il ne rejette pas celui qui vient à lui. Il n’accable pas celui ou celle qui dévoile sa vérité personnelle. Dans la rencontre avec le Christ, le mur de l’impossible se lézarde, s’effondre ; la vie éternelle jaillit alors, déversant sur nos vies la grâce et le salut. Amen !