Glorieuse absence ! (Méditation de l’Ascension)
Actes 1.6-14
«6 Ceux qui s’étaient réunis lui demandaient : Seigneur, est-ce en ce temps-ci que tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? 7 Il leur répondit : Il ne vous appartient pas de connaître les temps ou les moments que le Père a fixés de sa propre autorité. 8 Mais vous recevrez de la puissance quand l’Esprit saint viendra sur vous, et vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et en Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre.
9 A ces mots, sous leurs yeux, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs regards. 10 Comme ils fixaient encore le ciel où Jésus s’en allait, voici que deux hommes en vêtements blancs se trouvèrent à leur côté 11 et leur dirent : « Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui vous a été enlevé pour le ciel viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le ciel.
12 Quittant alors la colline appelée Mont des Oliviers, ils regagnèrent Jérusalem – cette colline n’en est distante que d’un chemin de sabbat. 13 A leur retour, ils montèrent dans la chambre haute où se retrouvaient Pierre, Jean, Jacques et André ; Philippe et Thomas ; Barthélemy et Matthieu ; Jacques fils d’Alphée, Simon le zélote et Jude fils de Jacques. 14 Tous, unanimes, étaient assidus à la prière, avec quelques femmes dont Marie la mère de Jésus, et avec les frères de Jésus.» (Traduction Œcuménique de la Bible)
Les grands peintres en trompe-l’œil
“A ces mots, sous leurs yeux, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs regards.” La sobriété du langage de Luc contraste avec le faste des mises en scène des grands peintres tels Giotto, Mantegna, sans parler de Dali et son “rêve mystique”. Le témoignage des hommes en blanc aux disciples vient rompre la magie de l’instant.
“Pourquoi êtes-vous plantés-là à regarder le ciel ? ». Des anges les pieds sur terre et des hommes la tête au ciel, amusant paradoxe qui nous alerte sur la signification de l’événement de l’Ascension.
Un air de déjà vu…
Luc nous avait déjà fait le coup au lendemain de la résurrection avec les compagnons d’Emmaüs. Au moment de la fraction du pain « il leur devint invisible » (Luc 24.31). Un Seigneur qui se donne et qui se cache… Le premier mouvement est le message de la croix : Dieu se donne sans condition ; Le second est celui de la résurrection et de l’ascension – chacune traduisant en des termes différents une même réalité théologique : Dieu établit un rapport nouveau avec les hommes, rapport relevant de la distance et de l’absence.
Cette fixation immobile et silencieuse du ciel par les disciples traduit plus qu’une stupéfaction, une angoisse d’abandon. Celui qui a ensemencé les cœurs de foi, d’amour et d’espérance s’en va. Il se dérobe dans la nuée. « Vapeur qui s’évapore ! crie Qohélet, tout s’évapore ! » (Qoh 1.2 ; traduction A. Maillot). Même lui ! N’aurait-il été que la vision fugace d’un monde meilleur ?
Un témoignage qui met en route
La parole des hommes en blanc joue un rôle programmatique dans le récit. Elle prépare le lecteur à ce qui va se produire plus loin. Leur message provoque un effet immédiat sur les disciples : « Quittant alors le Mont des oliviers, ils regagnèrent Jérusalem ». La médiation des hommes en blanc dit quelque chose de ce nouveau rapport au divin. Il faut quitter celui qui s’est rendu absent. Dieu parle encore, mais non plus directement – comme il s’adressait autrefois aux patriarches, à Moise ou aux prophètes. Désormais, il parle par l’intermédiaire de témoins. L’attention de Luc à ne pas nommer les hommes en vêtements blancs des « anges », n’est pas fortuite : c’est en effet par le témoignage des hommes, et non celui des anges, que le Christ va se rendre présent à Jérusalem, en Galilée et jusqu’aux extrémités de la terre.
Les hommes en blanc ajoutent : « Il viendra comme vous l’avez vu s’en aller vers le ciel ». Ce « il viendra » (et non “reviendra”), annonce plus vraisemblablement la venue imminente de l’Esprit, dont la puissance venue du ciel (Actes 2.2) déliera les langues, que l’événement eschatologique de la fin de l’histoire. C’est Christ, par l’Esprit, qui vient remplir autrement, intérieurement, le vide laissé par l’absence physique de l’ascension.
Pourquoi sont-ils deux ?Pour annoncer que le mouvement d’évangélisation du monde ne sera pas le fait de quelques individus isolés, mais le témoignage d’une communauté rassemblée. Comme les 70 disciples envoyés deux par deux en mission, l’Église ira à la rencontre de tous les hommes, chargée de paroles de bénédiction et de paix (Luc 10.1,5).
Une absence qui fait vivre
La visite des hommes en blanc nous invite à penser la foi, l’Église et la mission dans un espace relationnel paradoxal, celui de l’absence. Absence ne veut pas dire silence, disparition, abandon, échec ; elle pose les conditions d’une nouvelle présence. Ce que les disciples se préparaient à vivre de manière dramatique – telle Marie de Magdala devant le tombeau vide, racontant entre deux sanglots aux deux anges vêtus de blanc ( !) qu’on lui a enlevé son Seigneur (Jean 20.11-13) – apparaît en réalité comme une grâce extraordinaire. L’ascension annonce que le temps de la vue est passé, que le temps de la foi est venu. La vue crée une dépendance trompeuse au tangible ; la foi invite au déplacement, creuse en nous le désir de rencontre – non seulement de suivance – et nous enseigne l’art d’une liberté responsable. “Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru !”(Jean 20. 29). Désormais, la présence divine ne sera plus à chercher dans le souvenir figé d’une histoire irrémédiablement épuisée ou dans l’au-delà d’un monde à venir, mais se donnera à saisir dans ce monde, au cœur de l’instant présent. Glorieuse absence!
Le plus court chemin
Elle est belle cette image de ces hommes et femmes descendants du Mont des Oliviers, habités d’une parole plus spectaculaire encore que le spectacle de l’ascension ; une parole à méditer le long d’un chemin de sabbat (Actes 1.12). Un chemin de sabbat, c’est la distance légale autorisée le jour du repos. Cela veut dire “tout près, tout proche”. Dans l’intimité de la prière et de la communion fraternelle, hommes et femmes célèbrent ensemble, sur le lieu même de leur vocation, l’absence salutaire d’un Seigneur qui vient, à nouveau, autrement, bientôt. C’est sur cette brèche de l’attente, à la fois inconfortable et féconde que l’Église est appelée à se tenir. En Christ, le glorieux Absent, chaque instant devient le lieu d’une rencontre, d’un enjeux, d’une communion.