Appelle ton Père ! (Méditation de Mat 26.36-45)
Jésus avance vers ce destin maintes fois annoncé à ses disciples, pleinement assumé mais qu’il reste maintenant à vivre. Il s’enfonce sur ce sombre chemin d’angoisse et de solitude. La descente aux enfers commence ici. Arrivé au jardin, il laisse ses compagnons. Le gros de la troupe reste ici tandis qu’il va là-bas (36).
Un peu plus loin, il se dépouille un peu plus encore demandant à sa garde « reprochée », Pierre, Jacques et Jean de s’arrêter à leur tour. Là où il va, là-bas, il ne peut être entouré, compris, soutenu. L’expérience de la solitude, de l’abandon, l’angoisse et le submerge maintenant : Mon âme est triste à en mourir (38). Son heure est arrivée. A bien y regarder, au bout du chemin de Gethsémani, dans ce là-en-bas terrifiant, quelqu’un a suivi Jésus. Ce n’est pas Dieu qui reste désespérément lointain et silencieux… Qui est-ce ?
C’est toi, c’est moi, lectrices, lecteurs ! Nous sommes introduits dans ce huis clos, dans cette enclave de solitude et de souffrance pour nous tenir silencieux, attentifs au Seigneur priant le Père. Nous sommes invités aux premières loges de l’angoisse du Christ. Nul autre que nous, observateurs croyants ou non, n’a assisté à cette scène affligeante où le sauveur du monde perd la maîtrise de ses émotions et se répand en chagrin.
Pourquoi cette mise à l’écart des plus proches et cette invitation des plus lointains au partage de l’intime ? Parce qu’en Jésus, le saint des saints s’ouvre comme une auberge espagnole. Parce que Jésus n’est pas venu sur la terre pour devenir le guide spirituel de quelques Juifs en recherche d’absolu. Il vient pour donner sa vie et ouvrir son cœur à l’humanité entière. C’est pourquoi, nous seuls sommes admis à assister à la scène de Gethsémani. Nous seuls, c’est à dire nous tous !
La leçon de prière
Pourquoi y sommes-nous invités ? Il ne s’agit pas pour Matthieu de nous positionner dans le fauteuil des voyeurs de souffrance. Ce n’est pas le chagrin, le doute et la panique du Christ qui sont livrés aux regards de tous. Le récit de la passion ne contient aucune impudique intention. L’invitation à ce partage intime avec le Seigneur poursuit un autre projet et je crois le deviner.
Et si nous étions invités à une leçon de prière ? C’est effectivement l’unique chose que par trois fois Jésus vient faire dans ce là-bas où les autres ne vont pas mais où nous nous tenons tous en tant que lecteurs et témoins. Nous voyons et entendons Jésus prier de la façon la plus intense, la plus vraie qui soit. Nous y voyons et entendons aussi Jésus désespérer de la prière et de la vigilance de ses propres disciples. Serons-nous meilleurs qu’eux, ayant été les témoins visuels de la prière de Gethsémané ?
Appelle ton Père !
Que voyons-nous ? Un homme combattre dans la prière. Cet homme est désemparé, il perd ses moyens, il gémit. Qu’entendons-nous ? Un homme qui balbutie quelques mots devant Dieu : « Mon Père… ». Jésus, au lieu de se focaliser sur sa propre souffrance, son propre besoin de sécurité, prononce d’abord les mots de la filialité : « Mon Père… ». La prière, avant toute autre demande ou formule liturgique, est essentiellement expérience de la filialité. Nous n’exposons plus à Dieu nos besoins ou ceux du monde entier, nous nous exposons nous-mêmes, nos vies effondrées, nos vies désespérées, disant : « Mon Père ! » Ne suffit-il pas à un petit enfant paniqué de crier le nom de son père ou de sa mère pour tout dire ?
Et si ce Jeudi Saint nous offrait l’expérience d’un déplacement salutaire? Aller d’ici à là-bas avec Jésus. Et dans ce déplacement, nous laisser dépouiller de tout ce qui alourdit notre prière et paganise notre relation à Dieu. Passer du : « je veux ! » à « ce que tu veux » dans un acte de foi et d’abandon.
Oui, abandonner nos volontés tellement étroites et égocentrées pour naître enfin à celle du Père, inconnue, inquiétante peut-être mais lumineuse au-delà des ténèbres de l’instant qui passe.