Le Sermon du Lendemain (Luc 16.1-8)
Touche pas à mon escroc !
Luc 16.1-9
1 Jésus dit à ses disciples : « Un homme riche avait un gérant et l’on vint lui rapporter que ce gérant gaspillait ses biens. 2 Le maître l’appela et lui dit : “Qu’est-ce que j’apprends à ton sujet ? Présente-moi les comptes de ta gestion, car tu ne pourras plus être mon gérant.” 3 Le gérant se dit en lui-même : “Mon maître va me retirer ma charge. Que faire ? Je ne suis pas assez fort pour travailler la terre et j’aurais honte de mendier. 4 Ah ! je sais ce que je vais faire ! Et quand j’aurai perdu ma place, des gens me recevront chez eux !” 5 Il fit alors venir un à un tous ceux qui devaient quelque chose à son maître. Il dit au premier : “Combien dois-tu à mon maître ? ” — 6 “Cent tonneaux d’huile d’olive”, lui répondit-il. Le gérant lui dit : “Voici ton compte ; vite, assieds-toi et note cinquante.” 7 Puis il dit à un autre : “Et toi, combien dois-tu ? ” — “Cent sacs de blé”, répondit-il. Le gérant lui dit : “Voici ton compte ; note quatre-vingts.” 8 Eh bien, le maître loua le gérant malhonnête d’avoir agi si habilement. En effet, les gens de ce monde sont bien plus habiles dans leurs rapports les uns avec les autres que ceux qui appartiennent à la lumière. »
L’évangile du jour va à l’encontre de tout ce qu’il nous avait enseigné jusque-là, disons, ce que nous pensions en avoir compris… La parabole de l’intendant infidèle introduit une notion subversive s’il en est : l’imitation des injustes !
Un bel escroc !
La scène se déroule dans une métairie, une ferme confiée par le propriétaire à la bonne gestion d’un intendant. Mais voilà, le gérant est un escroc qui dilapide les biens du propriétaire. Il est dénoncé et licencié sur le champ. Jusqu’ici rien que de très normal.
Notre gérant pris en défaut a un peu de temps pour se retourner. Comme il ne peut espérer la moindre indemnité de licenciement, lui qui ne sait rien faire de ses dix doigts va se tourner vers les ouvriers de la ferme pour passer avec eux un deal. Il protège ses arrières, abaissant la dette de ses ex-administrés et espérant obtenir de leur part complaisance et protection.
50 % de rabais sur de gros emprunts d’huile et de blé. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la morale des ouvriers !
Et contre toute attente, le maître félicite son escroc de gérant. On se serait attendu à ce qu’il le fasse jeter en prison pour vol aggravé, trafic d’influence, faux et usage de faux, abus de bien privé à fin d’enrichissement personnel. Au lieu de cela : « Le maître fit l’éloge du gérant trompeur, parce qu’il avait agi avec habileté ».
Comment comprendre cet épilogue qui semble faire l’apologie du délit ?
La justice ou rien !
Tout d’abord cette parabole nous dit que notre humanité n’est pas réductible à la polarité juste – injuste. Nous ne sommes pas seulement le produit de nos actions et de nos pensées justes ou injustes, bonnes ou mauvaises, morale ou immorales. Nous sommes plus que cela et ce gérant en donne une preuve pleine d’enseignements.
Certes, cet homme est un embrouilleur de première, mais il n’est pas que cela. Il est aussi très doué pour les relations humaines ! Il sait parler le langage de ses interlocuteurs, se rendre proche, passer des accords, créer un lien de dépendance réciproque.
Les gens raides comme la justice, absolus dans leur jugement, sont souvent des gens très seuls et très redoutés. Ils interprètent le monde, Dieu et les autres au moyen d’une grille bipolaire, arrêtant le curseur sur “justice ou injustice”, “bien ou mal”, “vérité ou mensonge”. Le monde, Dieu et les autres, n’est-ce pas un peu plus compliqué que cela ?
La justice comme seul critère de jugement de l’homme aboutit nécessairement à des aberrations. L’évangile ne craint pas de le dire. Notre gérant est un escroc, mais il est plus que cela : c’est un homme intelligent développant des compétences et des qualités relationnelles exceptionnelles.
Le ciel est pavé de mauvaises intentions !
Certes, dira-t-on, c’est l’intérêt qui le pousse à agir et non l’empathie. Ses intentions sont douteuses et intéressées !
Après le procès en justice, voilà donc le procès de la mauvaise intention ! Attention, ce procès-là pourrait conduire beaucoup de monde en prison… Nos intentions de bons chrétiens sont-elles toujours aussi pures et désintéressées qu’elles le prétendent ? Produisent-elles toujours le fruit de l’Esprit ?
Ce que Jésus salue ici, c’est le résultat, pas les motivations ! Il arrive que des rapports initialement basés sur l’intérêt, prennent dans la durée l’allure d’amitiés authentiques Condamner l’autre pour injustice ou mauvaise foi est plus facile à faire que de parier sur l’inattendu d’un devenir ensemble.
Sommes-nous capables de relations intelligentes avec les autres quand les relations justes ou vraies s’avèrent hors d’atteinte ? Si l’enfer est pavé de bonnes intentions, nous apprenons ici que le ciel ne craint pas de composer avec les mauvaises !
Ne sois pas trop juste…
Jésus salue cette sagesse du gérant. Cet homme se montre capable de composer avec les réalités pour maintenir des relations, faire des projets, créer du lien. L’Eglise s’est souvent perdue dans le dogmatisme. Son intolérance au nom de la vérité et de la justice l’a amenée à tuer beaucoup de monde dans l’histoire. L’Ecclésiaste ne l’avait-il pas mis en garde, quand il écrivait : « Ne sois pas trop juste, ne sois pas trop sage… ».(7.17)
Au lieu de se croire investie de tous les pouvoirs d’en-haut, l’Eglise devrait quelque fois humblement chercher à s’instruire de certaines aptitudes que le monde maîtrise. Un certain pragmatisme, la capacité d’inventer et de s’adapter de façon originale aux exigences du temps présent, pour plus de rencontres, plus d’ouverture, d’opportunisme, plus de lien, pour plus de compassion entre les hommes.
Un avocat commis d’office
J’aime cette parole du maître qui salue son gredin de gestionnaire. Elle résonne comme la voix de Dieu en notre faveur. Quand tout semble perdu, que notre indignité est dévoilée au grand jour, que notre culpabilité ne fait plus aucun doute pour personne, la voix de quelqu’un s’élève et contre toute attente, prend notre défense, valorise, salue le peu d’humanité, d’intelligence et de foi qui nous reste. C’est la voix du Christ intercédant pour nous auprès du Père. Le Christ, l’avocat commis d’office à toutes les causes perdues de notre humanité, notre avocat sœurs et frères ! Que Dieu nous inspire une telle attitude à l’égard de ceux qui n’ont de recours ni devant Dieu ni devant les hommes. Amen !